Vous lisez ce texte dans sa version révisée du 30 mai 2022. Sa composition initiale date de février-mars 2018.
En ce début de printemps 2018, je suis avec des amis d’enfance,
dans une grande véranda, à l’étage de la maison d’Albert, mon
cousin.
Ce
rendez-vous était prévu depuis une semaine. Nous devions nous
retrouver pour prendre l’apéritif, et pour causer de nos vies
respectives.
Pourtant,
je ne me sens pas parfaitement à l’aise.
« Et
toi, Robert ? Tu n’as presque rien dit depuis ton arrivée.
–
Raconte-nous un peu ce que tu es devenu depuis tout ce temps !
renchérit Albert.
–
Hum… Eh bien, maintenant, les gars, j’ai une femme, des enfants,
un ménage tranquille… une vie bien rangée, quoi. Rien de plus
banal ! ajouté-je en faisant basculer ma chaise et avec un
sourire un peu forcé.
–
Tu n’as pas l’air très décontracté, objecte Théodore, mon ami
d’enfance. Quelque événement a dû te bouleverser ces derniers
temps.
–
Pour vous dire la vérité, hésité-je… Tu as raison, Théodore,
déclaré-je gravement. Il m’est réellement arrivé quelque chose
il y a trois mois.
–
Ah ! s’ exclame Albert.
–
Vas-y, raconte-nous ! m’encourage Marie.
–
Cela te soulagera peut-être, souligne Olivier, son époux.
–
Eh bien, si vous voulez connaître toute l’histoire… la voici »,
soupiré-je.
« Je
suis cheminot. J’ai toujours voulu l’être, car j’ai toujours
été attiré par les gares.
« Là-bas,
c’est plein de gens qui ne font rien, qui attendent. Et pourtant…
Des hommes d’affaires pressés consultent tour à tour leur montre
et le tableau d’affichage des départs des convois. D’autres
réajustent sans cesse le col de leur chemise, stressés et mal à
l’aise devant tant de monde. Des personnes plus âgées embrassent
tendrement de jeunes enfants, le sac sur le dos, partant en colonie
de vacances, prêts à rejoindre leur groupe. Des amoureux
s’étreignent longuement, les larmes aux yeux, avant que l’un
d’eux ne se sépare à reculons de l’autre tant aimé, pour
partir vers de nouveaux horizons, à l’heure où blanchit la
campagne qui défile sous ses yeux par la fenêtre du compartiment
des interminables voyages.
« Je
n’ai jamais vraiment compris pourquoi ce lieu m’attire autant.
Sans doute parce que la gare est un théâtre de tous les jours :
chaque étreinte, chaque baiser, chaque manie d’homme d’affaires
m’apporte chaque soir sentiments et émotions. »
Cet
intérêt que j’éprouve pour les gares ne date pas d’hier, comme
je l’indiquais un peu plus haut. À douze ans déjà, je quittais
le collège en trombe pour me précipiter dans le hall de celle de ma
ville, avec dans le cœur le vague mais persistant espoir d’y
trouver quelque chose d’intéressant : un départ douloureux,
des retrouvailles passionnées – ou même, tout simplement, des
incompréhensions face à un plan de la ville ou devant un comptoir
de change. C’était mon spectacle de la soirée. La gare de ma
ville était le cinéma de ma vie. J’en étais le seul spectateur –
et aussi le seul metteur en scène, car je me plaisais à rassembler
toutes ces personnes qui ne faisaient que se croiser dans ce lieu
public. Je me plaisais à les réunir dans ma tête, et à créer des
histoires à partir de ce qu’ils m’avaient montré d’eux-mêmes
en cinq minutes à peine – et cela suffisait à me rendre heureux.
Je
me souviens très bien d’une de ces sorties solitaires. Pas la
première – sans doute la deuxième ou la troisième. Il était
cinq heures de l’après-midi. Je rentrais du collège, écrasé par
mon morne quotidien mais aussi par un sac à dos de quarante kilos.
La pluie tambourinait sur le plafond de l’entrée principale et
jetait des bruits assourdissants dans la salle, aussitôt réverbérés
dans tout le rez-de-chaussée du bâtiment. Ce soir-là, évidemment,
personne ne jouait du piano. Pour trouver un peu de calme, je me suis
réfugié sur les quais souterrains par le premier escalier qui se
trouvait à ma gauche.
Le
quai était parfaitement désert. On ne percevait pas l’ombre d’un
sac de pique-nique ni l’éclat d’une voix. Tout était
silencieux, terne, mort.
Je
suis resté ainsi plusieurs minutes, tantôt méditant, tantôt
songeant, tel un enfant en bas âge attendant sagement son spectacle
de marionnettes.
Au
bout de dix minutes, j’ai entendu des bruits de pas dans
l’escalier. Une personne est arrivée, puis une autre, puis encore
une autre. Enfin, un train s’est arrêté. C’était un train à
grande vitesse, provenant de Bordeaux, bref, un vrai train normal
comme j’en croisais tous les jours. La voix automatisée a annoncé
l’heure de départ du convoi, c’est-à-dire quinze minutes plus
tard. Le T.G.V. poursuivrait sa route jusqu’à Nice en passant par
Marseille. J’attendais toujours, pensif, un peu étouffé par la
foule qui se refermait sur moi peu à peu.
Tout
à coup, deux personnes ont attiré mon regard curieux. C’étaient
deux femmes : l’une brune, grande, plutôt mince, les cheveux
coupés court, à la garçonne ; l’autre blonde et
beaucoup plus svelte encore – plus fragile peut-être ?
Elles se tenaient les mains, interdites, déconcertées. Une grande
tristesse se lisait dans leurs regards. Elles avaient les larmes aux
yeux, mais ne laissaient s’échapper aucun sanglot. Comme les
agents commençaient à s’activer autour du wagon, les deux femmes
se sont lentement lâché les mains. Accablée par tant d’émotion,
la blonde a passé ses bras autour de la taille de la brune, et la
brune a plongé sa main droite dans la jungle des cheveux de la
blonde. Elles sont restées encore quelques secondes ainsi, se
serrant si fort qu’on avait peur de les voir se briser, avec
tellement de fougue et d’émotion que j’ai frissonné longuement.
J’avais déjà vu mes parents ainsi, quand j’étais plus jeune,
les épiant discrètement par la serrure de la porte de la cuisine.
Mais ce soir-là – je ne savais, et ne sais toujours pas pourquoi –
je me sentais particulièrement réceptif et sensible.
Enfin
les deux amantes se sont séparées, n’osant s’embrasser et
pressées par les agents attachés au convoi qui s’activaient
autour d’elles. Elles étaient muettes, interdites, mystérieuses.
La blonde, qui se trouvait au plus proche du quai, a sauté dans le
wagon et, se retournant une dernière fois, a fait un signe de la
main à la brune, arborant un sourire léger, faible et fragile, mais
qui se voulait fier et protecteur. La femme restée sur le quai
semblait avoir vieilli de dix ans. Elle s’est un peu approchée et
a répondu à son amante par le même geste, puis lui a envoyé un
baiser. La blonde, qui avait un instant regardé attentivement la
série de signes de sa bien-aimée, s’est vivement retournée,
serrant les poings, comme pour laisser s’échapper un flot de
larmes retenu trop longtemps. Elle est lentement entrée dans le
compartiment, tandis que le train commençait la deuxième partie de
son voyage méditerranéen.
Ce
soir-là, devant tant de monde, assis sur la huitième marche de
l’escalier reliant le hall d’entrée de la gare au quai T de la
voie A – ce soir-là je venais de découvrir, ou plutôt de
retrouver, ce sentiment qui anime et animera toujours tant de
personnes sur Terre. Je venais de retrouver l’amour – non pas
comme sentiment d’appartenance à une famille, mais comme ce qui
unit mystérieusement deux personnes qui semblent initialement ne
rien avoir en commun, mais que le hasard a simplement rapproché et
qui se sont étrangement plu dès le premier regard.
Complètement
déboussolé, le train parti, le quai évacué, je me suis hâté de
remonter l’escalier et de rentrer chez moi pour reprendre ma vie
habituelle, sans sentiment, sans émotion.
C’est
donc dans le chemin de fer que j’ai porté toutes mes ambitions
professionnelles. Mon bac en poche en 1998, j’ai par la suite fait
de brillantes études de dessin industriel et ai rapidement trouvé
un poste de manutentionnaire à la gare S.N.C.F. de Perpignan.
Depuis,
je travaille sur les quais. Dès l’arrivée d’un train, je
vérifie rapidement son état global, puis je fais embarquer les
passagers. Des milliers de passagers par jour, tous différents.
Car
oui, c’est ce que j’aime dans les gares : chacune d’elles
rassemble des milliers de vies différentes – de mondes différents.
Elle les sublime un instant, à peine plus d’une minute, avant de
les redissoudre à jamais dans la foule informe et insensible.
C’est
à la gare que je viens emplir mon cœur d’états d’âme. Enfin,
le soir, à la fin de mes heures de service, je rentre chez moi,
pensif, muet, et ému.
« Le
20 octobre 2016, j’ai déménagé avec ma femme et mes enfants dans
une demeure de campagne à Millas, à une vingtaine de kilomètres à
l’ouest de Perpignan. L’air frais de la campagne nous a permis de
retrouver le sourire après la mort de notre fils. Je m’éloigne de
la gare, mais je suis toujours proche de ma famille.
« Le
14 décembre 2017, à six heures du matin, je me lève, m’habille,
prends un petit-déjeuner frugal et quitte la maison à pas de loup
pour ne pas réveiller Annie. Je démarre pour m’engager sur la
chaussée.
« Il
fait encore nuit. Je suis gelé. Mes mains frigorifiées semblent
diriger le volant d’une manière surnaturelle, et par leur seule
volonté.
« J’arrive
au passage à niveau numéro 25. Un train passe. Un T.E.R. roulant à
soixante-dix kilomètres à l’heure. La poisse. Ce train est long.
Je vais être en retard. Enfin, le train disparaît, je peux passer.
La barrière est déjà ouverte. Tant mieux. Je passe.
« A
sept heures précises, je retrouve mes collègues à la gare.
J’enfile mon uniforme en vitesse et commence à inspecter le T.G.V.
qui partira pour Bordeaux à sept heures quatorze.
« A
cinq heures de l’après-midi, ma femme m’appelle en me faisant
part d’un certain accident qui vient de se dérouler à ce
moment-là au passage numéro 25. Elle me demande si je n’ai rien
vu d’anormal en passant par là quelques heures plus tôt. Je lui
réponds par la négative et raccroche, persuadé que la collision
que me décrit Annie n’a rien de très alarmant. Elle devrait
arrêter de se faire du souci pour tout et n’importe quoi, me
dis-je.
« A
six heures et demie, j’ai fini ma journée. Je m’apprête à
prendre le chemin de l’aller en sens inverse, mais la route est
barrée. Pour cause d’accident. Mince, ça a dû être grave,
finalement. Je fais demi-tour et décide de prendre un autre
itinéraire.
« A
sept heures, sitôt rentré, je me jette sur la télécommande du
poste de télévision et sur mon ordinateur portable.
« Un
bilan dramatique. Quatre morts, quatre collégiens. Plus quatorze
blessés graves. Une vraie tuerie. Les premières images sont
horribles : le car coupé en deux dans le sens de la largeur, du
sang, des cris partout, des cris d’enfants. »
Je
fais une pause pour reprendre mon souffle. Tout le monde semble boire
mes paroles, tous sont suspendus à mes lèvres et n’attendent
qu’une chose : que je termine mon sidérant récit.
Je
me racle la gorge et commence à sortir des journaux froissés de la
poche droite de mon grand manteau.
« Le
lendemain matin, vendredi 15 décembre, j’achète tous les
journaux. »
Je
fais passer les feuilles de papier, silencieux.
Un drame à Millas
Un terrible accident s’est produit hier peu après 16 h entre un autocar transportant des élèves du collège Christian-Bourquin et un T.E.R., au passage à niveau no 25 de la ligne de Perpignan à Villefranche – Vernet-les-Bains au lieu-dit Los Palaus, sur la route de Thuir (D612). Le T.E.R. roulant dans le sens ouest/est a percuté très violemment l’autocar scolaire qui roulait dans le sens sud/nord, le coupant en deux. La rame n’a pas déraillé. Le T.E.R. roulait à 75 km/h, en dessous de la vitesse autorisée sur cette portion de voie (100 km/h). Le car, lui, roulait à 12 km/h selon son chronotachygraphe.
Notre bilan fait état de 4 adolescents tués et de 14 blessés graves dont la conductrice, 5 en urgence absolue et 9 autres en urgence relative, tous passagers de l’autocar scolaire. Les 22 personnes présentes à bord du T.E.R.…
Je
me racle la gorge pour indiquer que je vais reprendre mon récit. Le
plus dur est encore à venir. Je laisse passer un temps. Je ferme les
yeux, je respire. Je me lance.
« C’est
à ce moment précis que la mémoire me revient, comme un éclair qui
me ramène aussitôt dans les confins de ma mémoire, vingt-quatre
heures plus tôt.
« Je
m’en souviens parfaitement.
« La
barrière était déjà ouverte quand le train était en train de
passer.
« Si
j’avais vu cette barrière, si seulement je l’avais vue ouverte,
j’aurais pu empêcher ce drame. Je serais descendu de la voiture et
aurais pu réparer la barrière, ou au moins alerter la S.N.C.F.
J’aurais pu épargner les dizaines de collégiens dont la vie est
désormais détruite à tout jamais. Ils avaient toute la vie devant
eux, et voilà qu’ils ne verront plus jamais le monde comme avant,
s’ils n’ont pas déjà cessé de le voir. Je viens d’entrer
dans leur destin sans le vouloir. »
Je
me tais à nouveau pour marquer la fin de mon récit macabre et
laisser mes pairs méditer sur le sujet.
« T’es-tu
déclaré à la justice ? me demande Marie de sa voix pure et
cristalline.
–
Ce n’est pas une bête idée, renchérit Olivier. Tu devrais
témoigner en faveur de la conductrice.
–
J’ai eu récemment des nouvelles de cette collision. Il paraît que
les enquêteurs vont plutôt vers la thèse des barrières fermées,
ce qui risque d’invalider complètement la version de la
conductrice, explique Théodore.
–
Je n’en sais rien, réponds-je après un silence. Après tout, le
destin fera son tour, soupiré-je. Tout ce que je sais, c’est que
j’ai fait dix-huit victimes de mon inattention. Dix-huit
collégiens, si jeunes, si pleins de vie…
–
Ne va pas dramatiser les choses, me rassure Marie d’un ton calme et
amical. En réfléchissant bien, tu n’aurais rien pu faire de plus.
Dans le noir, personne ne voit très bien, et il est presque
impossible d’y détecter quelque chose d’anormal si c’est
silencieux.
–
Si j’étais à ta place, je pense que je n’aurais pas pu agir
autrement », ajoute Albert.
Un
moment de silence – de recueillement – s’ensuit. Nous restons
là, penauds, sans rien oser faire ni dire.
–
Dix-huit enfants. Zut. C’est si dommage, finis-je par lâcher dans
un second soupir.
–
Ne pense plus à ces gamins, Robert. Ce qui est fait est fait, et de
toute façon tu n’as rien à voir là-dedans. La conductrice, ce
n’était pas toi, me répète Marie. »
*
* *
Je
suis dehors. Il fait froid. J’ai mal à la tête.
D’accord,
je n’avais pas vu que la barrière était ouverte. D’accord, je
ne me suis soucié de rien lorsque Annie m’a téléphoné. Mais
Marie avait raison. Et puis, après tout, qu’aurais-je pu faire
pour empêcher ce drame ? Tenter de réparer la barrière ?
En parler à mes collègues à mon arrivée ? Contacter le
service de maintenance ?
Tant
pis. Ce qui est fait est fait, et je n’y suis pour rien.
Je
ne rentre pas chez moi tout de suite. Je me dirige aussitôt vers le
commissariat de police. Je pense que c’est ce qu’il y a de plus
utile à faire, à présent.
Ne
pense plus à ces gosses, me dis-je. Pense à ton avenir, Robert.
Mars
2018