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Ma surprise de l’année

Avec DUIS. L’école de la normalité, sorti avant-hier sur la chaîne YouTube « The Dream Manufactory » , je co-signe ma première bande originale de film avec les artistes (quasi) complets Erwan Trichet et Henri Ballester-Colonna.

Voilà la fin d’un merveilleux projet qui m’a fait découvrir le métier de compositeur de musique de film et participer activement à l’élaboration d’un court-métrage au sein d’une équipe d’adolescents passionnés de cinéma, tout comme moi.

Je ne sais où commencer tant mon expérience fut riche et intense, d’autant plus que je me suis retrouvé embarqué dans cette incroyable aventure tout à fait par hasard !

Commençons par le début. Le début, ça se passe le vendredi 16 août 2019, c’est-à-dire il y a un peu plus de sept mois, chez moi, non loin du littoral héraultais (#montpelliervie). Aux prémices d’une après-midi chaude et ensoleillée (sans tomber dans les clichés du mois d’août au Sud, il y a quand même eu des moments où il faisait très moche, hein), je m’attelle à la consultation de mes messages sur mon ordiphone (c’est vraiment pour faire l’intégriste de la langue française, car mamma mia que ce mot est laid), confortablement assis dans un fauteuil du salon pour lancer la digestion d’un bon repas.

Oui, bon, ça va, j’essaie de vous tenir en haleine un petit peu, sinon y a plus de suspense !

Au départ, je consulte mes réseaux habituels (Instagram, Discord, etc.). Ceci fait (car ma mère ne m’a toujours pas appelé pour ranger mon téléphone), je reçois une notification Facebook. « Suggestion d’ami : Henri Ballester-Colonna. »

Je m’arrête sur l’icône de l’application. J’ai installé Facebook il y a bientôt un an, pourtant, je l’ai toujours reléguée au rang des applications que je ne consulte pas souvent, à l’inverse d’autres réseaux sociaux comme Instagram. En effet, je m’en sers simplement pour transmettre mes vidéos de musique de manière à ce que les adultes de ma famille lointaine (qui n’ont ni Insta, ni Snap, ni aucun « truc de jeune » xD) puissent écouter ce que je joue au piano sans devoir obligatoirement me rendre visite en chair et en os.

Finalement, je décide d’ouvrir l’application. Nous sommes vendredi, un jour de fin de vacances, une rapide consultation de Facebook (que je n’ai pas effectuée depuis longtemps) ne peut pas faire de mal, et puis comme j’ai du temps à tuer…

Henri Ballester-Colonna… Non, ça ne me dit rien. Je vais pour le rejeter, mais un détail attire mon attention. Sur sa photo de profil, le dénommé Henri tient quelque chose dans ses mains. Un appareil noir, assez volumineux, avec un objec… Une caméra ! Curieux comme je suis, je jette un coup d’œil à son profil.

Et là, le coup de cœur : il a mon âge et réalise des courts-métrages depuis presque trois ans. On peut voir ses œuvres sur sa chaîne YouTube, « The Dream Manufactory ». Je clique aussitôt sur le lien, et me voici sur son espace de diffusion. En visionnant quelques extraits de son premier film, je remarque que ceux-ci sont remarquablement soignés. En plus, j’apprends qu’il a mon âge et habite dans la région.

Plus loin dans son profil, Henri donne l’adresse de son site : https://the-dream-manufactory.webnode.fr/. Je tombe sur un site très professionnel, qui indexe avec exactitude tous les films qu’il a déjà réalisés, mais aussi une rubrique « Casting » où l’on peut postuler pour participer à l’un de ses projets. Cela achève de me mettre aux anges.

Dans la seconde, vous me connaissez, je remplis le formulaire pour postuler dans la catégorie « post production ». Le soir même, Monsieur le réalisateur me répond.

Bonjour Dorian, merci pour ton mail qui m’intéresse énormément, notamment pour l’aspect composition musicale. Il faut savoir que l’équipe de The Dream Manufactory n’est pas une équipe fixe puisqu’elle est recomposée à chaque nouveau projet, à partir de candidatures et de rencontres…
Pour ce qui est de la réalisation, c’est uniquement moi qui réalise. Actuellement j’ai un projet en post production, c’est à dire qu’il y a une bande originale… elle est presque complète mais je serais curieux que tu m’envoies certaines de tes compositions afin d’avoir une idée de ton univers… Si j’ai le coup de cœur, est-ce qu’il te semble possible de composer environ 6 morceaux pour le film ?

Henri Ballester-Colonna, à Dorian Pâquet, 16 août 2019

Il me propose ensuite une solution pour l’exploitation légale de mes futurs titres avant de me saluer. Bien que le nombre de morceaux à produire me semble un peu grand par rapport au temps qu’il me reste avant la sortie en apparence imminente du film (surtout par rapport à ce que je fais habituellement), fort intéressé, je lui réponds en lui joignant un pot-pourri de mes compositions (les plus « cinématographiques » à mon goût), comme il me l’a demandé. Quelques mails plus tard, Henri m’envoie les premières images inédites de son film pour mon travail, puis quelques semaines après, les illustrations sonores qu’il avait déjà prévues pour ces séquences. Et c’est ainsi que l’aventure commence…

Malheureusement, il faut dire que je suis tombé sur un projet qui a porté la poisse. La sortie du film a été repoussée par deux fois : initialement prévue le 15 novembre 2019, elle a été déplacée une première fois au 24 janvier 2020, puis repoussée définitivement, à la suite d’un gros souci de montage (tout son projet avait disparu suite à une mise à jour), au 20 mars 2020, c’est à dire avant-hier.

Et en effet, la sortie du film a bien eu lieu au jour dit, mais les mesures gouvernementales prises pour contrer la nouvelle épidémie de coronavirus en France ont annulé l’avant-première du film qui devait se dérouler ce jour-là, à 19 h 45, au cinéma de Saint-Martin-de-Londres. (Bon, c’est pas le Grand Rex, mais c’est déjà quelque chose !)

J’ai donc eu le temps de composer 5 morceaux (en vérité 4, tous sont de moi mais j’ai repiqué un morceau dans mes archives de 2017) pour ce film et, de plus, interpréter l’indiciblement triste Prélude en mi mineur de mon dieu de la musique, Frédéric Chopin.

Ce film de 39 minutes auquel j’ai activement participé raconte l’histoire de Valentin, jeune de 16 ans homosexuel qui se retrouve interné de force à DUIS, autrement dit l’école de la normalité, un institut dont la vocation est d’apprendre aux adolescents (dont certains sont élèves depuis plus de dix ans) à ravaler leurs particularités jugées trop choquantes par la société, afin d’en faire des êtres humains « normaux », c’est à dire parfaitement conformes aux moules homophobes, sexistes, etc… façonnés par la plupart des clichés qui font encore l’éducation de nombreuses personnes aujourd’hui. Valentin va devoir obtenir l’aide de quelques camarades rebelles pour s’échapper.

Je vous recommande vivement ce film, pas seulement parce que j’ai participé au projet, mais aussi car j’ai trouvé les acteurs réellement géniaux, les adolescents (Juliette, Erwan, Arthur, vous avez assuré !) comme les adultes (Jean-François Colonna en magistral directeur de l’école, sans oublier Bernadette Pintiaux, sa secrétaire). La technique est également à saluer, avec souvent des partis pris artistiques audacieux et brillants malgré quelques scènes encore à perfectionner, je l’avoue.

Et évidemment, je ne vais pas vous quitter sans vous donner tous les liens pour accéder à cette magnifique production (je vais en ajouter au fur et à mesure à partir d’aujourd’hui) :

Bande-annonce officielle du film (en HD)
Le film (en HD)

Ma bande originale

16/06/2020 : la publication sur ma chaîne YouTube est terminée et l’article est mis à jour.

Fin d’après-midi à Millas

Vous lisez ce texte dans sa version révisée du 30 mai 2022. Sa composition initiale date de février-mars 2018.

En ce début de printemps 2018, je suis avec des amis d’enfance, dans une grande véranda, à l’étage de la maison d’Albert, mon cousin.

Ce rendez-vous était prévu depuis une semaine. Nous devions nous retrouver pour prendre l’apéritif, et pour causer de nos vies respectives.

Pourtant, je ne me sens pas parfaitement à l’aise.

« Et toi, Robert ? Tu n’as presque rien dit depuis ton arrivée.

– Raconte-nous un peu ce que tu es devenu depuis tout ce temps ! renchérit Albert.

– Hum… Eh bien, maintenant, les gars, j’ai une femme, des enfants, un ménage tranquille… une vie bien rangée, quoi. Rien de plus banal ! ajouté-je en faisant basculer ma chaise et avec un sourire un peu forcé.

– Tu n’as pas l’air très décontracté, objecte Théodore, mon ami d’enfance. Quelque événement a dû te bouleverser ces derniers temps.

– Pour vous dire la vérité, hésité-je… Tu as raison, Théodore, déclaré-je gravement. Il m’est réellement arrivé quelque chose il y a trois mois.

– Ah ! s’ exclame Albert.

– Vas-y, raconte-nous ! m’encourage Marie.

– Cela te soulagera peut-être, souligne Olivier, son époux.

– Eh bien, si vous voulez connaître toute l’histoire… la voici », soupiré-je.

« Je suis cheminot. J’ai toujours voulu l’être, car j’ai toujours été attiré par les gares.

« Là-bas, c’est plein de gens qui ne font rien, qui attendent. Et pourtant… Des hommes d’affaires pressés consultent tour à tour leur montre et le tableau d’affichage des départs des convois. D’autres réajustent sans cesse le col de leur chemise, stressés et mal à l’aise devant tant de monde. Des personnes plus âgées embrassent tendrement de jeunes enfants, le sac sur le dos, partant en colonie de vacances, prêts à rejoindre leur groupe. Des amoureux s’étreignent longuement, les larmes aux yeux, avant que l’un d’eux ne se sépare à reculons de l’autre tant aimé, pour partir vers de nouveaux horizons, à l’heure où blanchit la campagne qui défile sous ses yeux par la fenêtre du compartiment des interminables voyages.

« Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi ce lieu m’attire autant. Sans doute parce que la gare est un théâtre de tous les jours : chaque étreinte, chaque baiser, chaque manie d’homme d’affaires m’apporte chaque soir sentiments et émotions. »

Cet intérêt que j’éprouve pour les gares ne date pas d’hier, comme je l’indiquais un peu plus haut. À douze ans déjà, je quittais le collège en trombe pour me précipiter dans le hall de celle de ma ville, avec dans le cœur le vague mais persistant espoir d’y trouver quelque chose d’intéressant : un départ douloureux, des retrouvailles passionnées – ou même, tout simplement, des incompréhensions face à un plan de la ville ou devant un comptoir de change. C’était mon spectacle de la soirée. La gare de ma ville était le cinéma de ma vie. J’en étais le seul spectateur – et aussi le seul metteur en scène, car je me plaisais à rassembler toutes ces personnes qui ne faisaient que se croiser dans ce lieu public. Je me plaisais à les réunir dans ma tête, et à créer des histoires à partir de ce qu’ils m’avaient montré d’eux-mêmes en cinq minutes à peine – et cela suffisait à me rendre heureux.

Je me souviens très bien d’une de ces sorties solitaires. Pas la première – sans doute la deuxième ou la troisième. Il était cinq heures de l’après-midi. Je rentrais du collège, écrasé par mon morne quotidien mais aussi par un sac à dos de quarante kilos. La pluie tambourinait sur le plafond de l’entrée principale et jetait des bruits assourdissants dans la salle, aussitôt réverbérés dans tout le rez-de-chaussée du bâtiment. Ce soir-là, évidemment, personne ne jouait du piano. Pour trouver un peu de calme, je me suis réfugié sur les quais souterrains par le premier escalier qui se trouvait à ma gauche.

Le quai était parfaitement désert. On ne percevait pas l’ombre d’un sac de pique-nique ni l’éclat d’une voix. Tout était silencieux, terne, mort.

Je suis resté ainsi plusieurs minutes, tantôt méditant, tantôt songeant, tel un enfant en bas âge attendant sagement son spectacle de marionnettes.

Au bout de dix minutes, j’ai entendu des bruits de pas dans l’escalier. Une personne est arrivée, puis une autre, puis encore une autre. Enfin, un train s’est arrêté. C’était un train à grande vitesse, provenant de Bordeaux, bref, un vrai train normal comme j’en croisais tous les jours. La voix automatisée a annoncé l’heure de départ du convoi, c’est-à-dire quinze minutes plus tard. Le T.G.V. poursuivrait sa route jusqu’à Nice en passant par Marseille. J’attendais toujours, pensif, un peu étouffé par la foule qui se refermait sur moi peu à peu.

Tout à coup, deux personnes ont attiré mon regard curieux. C’étaient deux femmes : l’une brune, grande, plutôt mince, les cheveux coupés court, à la garçonne ; l’autre blonde et beaucoup plus svelte encore – plus fragile peut-être ? Elles se tenaient les mains, interdites, déconcertées. Une grande tristesse se lisait dans leurs regards. Elles avaient les larmes aux yeux, mais ne laissaient s’échapper aucun sanglot. Comme les agents commençaient à s’activer autour du wagon, les deux femmes se sont lentement lâché les mains. Accablée par tant d’émotion, la blonde a passé ses bras autour de la taille de la brune, et la brune a plongé sa main droite dans la jungle des cheveux de la blonde. Elles sont restées encore quelques secondes ainsi, se serrant si fort qu’on avait peur de les voir se briser, avec tellement de fougue et d’émotion que j’ai frissonné longuement. J’avais déjà vu mes parents ainsi, quand j’étais plus jeune, les épiant discrètement par la serrure de la porte de la cuisine. Mais ce soir-là – je ne savais, et ne sais toujours pas pourquoi – je me sentais particulièrement réceptif et sensible.

Enfin les deux amantes se sont séparées, n’osant s’embrasser et pressées par les agents attachés au convoi qui s’activaient autour d’elles. Elles étaient muettes, interdites, mystérieuses. La blonde, qui se trouvait au plus proche du quai, a sauté dans le wagon et, se retournant une dernière fois, a fait un signe de la main à la brune, arborant un sourire léger, faible et fragile, mais qui se voulait fier et protecteur. La femme restée sur le quai semblait avoir vieilli de dix ans. Elle s’est un peu approchée et a répondu à son amante par le même geste, puis lui a envoyé un baiser. La blonde, qui avait un instant regardé attentivement la série de signes de sa bien-aimée, s’est vivement retournée, serrant les poings, comme pour laisser s’échapper un flot de larmes retenu trop longtemps. Elle est lentement entrée dans le compartiment, tandis que le train commençait la deuxième partie de son voyage méditerranéen.

Ce soir-là, devant tant de monde, assis sur la huitième marche de l’escalier reliant le hall d’entrée de la gare au quai T de la voie A – ce soir-là je venais de découvrir, ou plutôt de retrouver, ce sentiment qui anime et animera toujours tant de personnes sur Terre. Je venais de retrouver l’amour – non pas comme sentiment d’appartenance à une famille, mais comme ce qui unit mystérieusement deux personnes qui semblent initialement ne rien avoir en commun, mais que le hasard a simplement rapproché et qui se sont étrangement plu dès le premier regard.

Complètement déboussolé, le train parti, le quai évacué, je me suis hâté de remonter l’escalier et de rentrer chez moi pour reprendre ma vie habituelle, sans sentiment, sans émotion.

C’est donc dans le chemin de fer que j’ai porté toutes mes ambitions professionnelles. Mon bac en poche en 1998, j’ai par la suite fait de brillantes études de dessin industriel et ai rapidement trouvé un poste de manutentionnaire à la gare S.N.C.F. de Perpignan.

Depuis, je travaille sur les quais. Dès l’arrivée d’un train, je vérifie rapidement son état global, puis je fais embarquer les passagers. Des milliers de passagers par jour, tous différents.

Car oui, c’est ce que j’aime dans les gares : chacune d’elles rassemble des milliers de vies différentes – de mondes différents. Elle les sublime un instant, à peine plus d’une minute, avant de les redissoudre à jamais dans la foule informe et insensible.

C’est à la gare que je viens emplir mon cœur d’états d’âme. Enfin, le soir, à la fin de mes heures de service, je rentre chez moi, pensif, muet, et ému.

« Le 20 octobre 2016, j’ai déménagé avec ma femme et mes enfants dans une demeure de campagne à Millas, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Perpignan. L’air frais de la campagne nous a permis de retrouver le sourire après la mort de notre fils. Je m’éloigne de la gare, mais je suis toujours proche de ma famille.

« Le 14 décembre 2017, à six heures du matin, je me lève, m’habille, prends un petit-déjeuner frugal et quitte la maison à pas de loup pour ne pas réveiller Annie. Je démarre pour m’engager sur la chaussée.

« Il fait encore nuit. Je suis gelé. Mes mains frigorifiées semblent diriger le volant d’une manière surnaturelle, et par leur seule volonté.

« J’arrive au passage à niveau numéro 25. Un train passe. Un T.E.R. roulant à soixante-dix kilomètres à l’heure. La poisse. Ce train est long. Je vais être en retard. Enfin, le train disparaît, je peux passer. La barrière est déjà ouverte. Tant mieux. Je passe.

« A sept heures précises, je retrouve mes collègues à la gare. J’enfile mon uniforme en vitesse et commence à inspecter le T.G.V. qui partira pour Bordeaux à sept heures quatorze.

« A cinq heures de l’après-midi, ma femme m’appelle en me faisant part d’un certain accident qui vient de se dérouler à ce moment-là au passage numéro 25. Elle me demande si je n’ai rien vu d’anormal en passant par là quelques heures plus tôt. Je lui réponds par la négative et raccroche, persuadé que la collision que me décrit Annie n’a rien de très alarmant. Elle devrait arrêter de se faire du souci pour tout et n’importe quoi, me dis-je.

« A six heures et demie, j’ai fini ma journée. Je m’apprête à prendre le chemin de l’aller en sens inverse, mais la route est barrée. Pour cause d’accident. Mince, ça a dû être grave, finalement. Je fais demi-tour et décide de prendre un autre itinéraire.

« A sept heures, sitôt rentré, je me jette sur la télécommande du poste de télévision et sur mon ordinateur portable.

« Un bilan dramatique. Quatre morts, quatre collégiens. Plus quatorze blessés graves. Une vraie tuerie. Les premières images sont horribles : le car coupé en deux dans le sens de la largeur, du sang, des cris partout, des cris d’enfants. »

Je fais une pause pour reprendre mon souffle. Tout le monde semble boire mes paroles, tous sont suspendus à mes lèvres et n’attendent qu’une chose : que je termine mon sidérant récit.

Je me racle la gorge et commence à sortir des journaux froissés de la poche droite de mon grand manteau.

« Le lendemain matin, vendredi 15 décembre, j’achète tous les journaux. »

Je fais passer les feuilles de papier, silencieux.

 Un drame à Millas
 Un terrible accident s’est produit hier peu après 16 h entre un autocar transportant des élèves du collège Christian-Bourquin et un T.E.R., au passage à niveau no 25 de la ligne de Perpignan à Villefranche – Vernet-les-Bains au lieu-dit Los Palaus, sur la route de Thuir (D612). Le T.E.R. roulant dans le sens ouest/est a percuté très violemment l’autocar scolaire qui roulait dans le sens sud/nord, le coupant en deux. La rame n’a pas déraillé. Le T.E.R. roulait à 75 km/h, en dessous de la vitesse autorisée sur cette portion de voie (100 km/h). Le car, lui, roulait à 12 km/h selon son chronotachygraphe.
 Notre bilan fait état de 4 adolescents tués et de 14 blessés graves dont la conductrice, 5 en urgence absolue et 9 autres en urgence relative, tous passagers de l’autocar scolaire. Les 22 personnes présentes à bord du T.E.R.…

Je me racle la gorge pour indiquer que je vais reprendre mon récit. Le plus dur est encore à venir. Je laisse passer un temps. Je ferme les yeux, je respire. Je me lance.

« C’est à ce moment précis que la mémoire me revient, comme un éclair qui me ramène aussitôt dans les confins de ma mémoire, vingt-quatre heures plus tôt.

« Je m’en souviens parfaitement.

« La barrière était déjà ouverte quand le train était en train de passer.

« Si j’avais vu cette barrière, si seulement je l’avais vue ouverte, j’aurais pu empêcher ce drame. Je serais descendu de la voiture et aurais pu réparer la barrière, ou au moins alerter la S.N.C.F. J’aurais pu épargner les dizaines de collégiens dont la vie est désormais détruite à tout jamais. Ils avaient toute la vie devant eux, et voilà qu’ils ne verront plus jamais le monde comme avant, s’ils n’ont pas déjà cessé de le voir. Je viens d’entrer dans leur destin sans le vouloir. »

Je me tais à nouveau pour marquer la fin de mon récit macabre et laisser mes pairs méditer sur le sujet.

« T’es-tu déclaré à la justice ? me demande Marie de sa voix pure et cristalline.

– Ce n’est pas une bête idée, renchérit Olivier. Tu devrais témoigner en faveur de la conductrice.

– J’ai eu récemment des nouvelles de cette collision. Il paraît que les enquêteurs vont plutôt vers la thèse des barrières fermées, ce qui risque d’invalider complètement la version de la conductrice, explique Théodore.

– Je n’en sais rien, réponds-je après un silence. Après tout, le destin fera son tour, soupiré-je. Tout ce que je sais, c’est que j’ai fait dix-huit victimes de mon inattention. Dix-huit collégiens, si jeunes, si pleins de vie…

– Ne va pas dramatiser les choses, me rassure Marie d’un ton calme et amical. En réfléchissant bien, tu n’aurais rien pu faire de plus. Dans le noir, personne ne voit très bien, et il est presque impossible d’y détecter quelque chose d’anormal si c’est silencieux.

– Si j’étais à ta place, je pense que je n’aurais pas pu agir autrement », ajoute Albert.

Un moment de silence – de recueillement – s’ensuit. Nous restons là, penauds, sans rien oser faire ni dire.

– Dix-huit enfants. Zut. C’est si dommage, finis-je par lâcher dans un second soupir.

– Ne pense plus à ces gamins, Robert. Ce qui est fait est fait, et de toute façon tu n’as rien à voir là-dedans. La conductrice, ce n’était pas toi, me répète Marie. »

*
* *

Je suis dehors. Il fait froid. J’ai mal à la tête.

D’accord, je n’avais pas vu que la barrière était ouverte. D’accord, je ne me suis soucié de rien lorsque Annie m’a téléphoné. Mais Marie avait raison. Et puis, après tout, qu’aurais-je pu faire pour empêcher ce drame ? Tenter de réparer la barrière ? En parler à mes collègues à mon arrivée ? Contacter le service de maintenance ?

Tant pis. Ce qui est fait est fait, et je n’y suis pour rien.

Je ne rentre pas chez moi tout de suite. Je me dirige aussitôt vers le commissariat de police. Je pense que c’est ce qu’il y a de plus utile à faire, à présent.

Ne pense plus à ces gosses, me dis-je. Pense à ton avenir, Robert.

Mars 2018